GRÈCE ANTIQUE - Le monde colonial grec occidental , archéologie et acculturation

GRÈCE ANTIQUE - Le monde colonial grec occidental , archéologie et acculturation
GRÈCE ANTIQUE - Le monde colonial grec occidental , archéologie et acculturation

Le développement des fouilles effectuées en Italie méridionale (Grande-Grèce et Sicile) depuis les années 1960 a entraîné une mise en relief des populations qui sont entrées en contact avec les colons venus de Grèce et d’Asie Mineure, à partir du VIIIe siècle avant J.-C.

Cette situation de la recherche en Italie méridionale s’est trouvée correspondre à un intérêt tout particulier des historiens et archéologues du monde classique pour les rencontres et les interférences entre les cultures grecque et romaine et celles des autres peuples du bassin méditerranéen, ainsi que le montre le thème du VIIIe Congrès international d’archéologie classique qui s’est tenu à Paris en 1963, Le rayonnement des civilisations grecque et romaine sur les cultures périphériques et, dans une optique philologique, le sujet des Entretiens de la fondation Hardt, en 1961, Grecs et Barbares .

Ce déplacement de l’intérêt vers les populations non helléniques ou soumises à la romanisation s’insère très vraisemblablement dans un mouvement général de réévaluation et de revalorisation des civilisations autres qu’«occidentales», lié au nouvel état et aux nouveaux rapports économiques créés par la décolonisation; il s’accompagne d’un changement d’optique dans l’étude de la culture gréco-romaine, qui n’est plus présentée comme le fondement idéalisé de nos valeurs mais comme objet d’étude pour l’anthropologie. On rappellera à cet égard l’importance décisive des travaux de L. Gernet, J.-P. Vernant, P. Vidal-Naquet, M. Detienne, auxquels on ne manquera pas d’ajouter les recherches de H. Jeanmaire et de A. Brelich.

Dans ce contexte général, la documentation archéologique de Grande-Grèce et de Sicile pose une série de questions délicates à résoudre. Car l’interprétation d’un matériel souvent composé de produits d’artisanat, quand les textes tant littéraires qu’épigraphiques sont rares et controversés, est une tâche difficile, souvent décevante. En effet, toute l’attention nécessaire doit être portée à l’étude des processus qui se développent dans la nouvelle situation historique que crée l’implantation des colonies grecques, afin de mieux situer les transformations culturelles qui en découlent. Sinon, l’analyse des objets se fonde sur des catégories aussi abstraites que le «grec», le «barbare» ou l’«indigène» et, sous l’influence de thèmes idéologiques forgés par les Grecs eux-mêmes, on réserve à ceux-ci le privilège du logique et du beau, et l’on attribue toutes les malformations, les insuffisances et illogismes apparents à la manifestation d’une mentalité non hellénique. C’est une optique voisine qui a entraîné, devant la qualité manifeste de certaines créations d’artisanat, la naissance de faux problèmes comme celui de l’originalité de l’art étrusque.

1. Le recours à la notion d’acculturation

Pour tenter une évaluation plus précise des nouveaux rapports de forces et des changements sociaux et culturels, il semble que le concept d’acculturation , élaboré par les ethnologues et les anthropologues dans l’étude des contextes coloniaux modernes et contemporains, puisse offrir un cadre d’analyse et des procédures intéressantes. D’autant que la notion même d’acculturation qui a son point de départ dans la politique effective des colonisateurs européens et américains, recherchant la destruction des éléments de la culture locale susceptibles d’entraver l’implantation coloniale, et qui, de ce fait, présentait bien des dangers et des ambiguïtés, a été soumise aux critiques nombreuses et serrées des ethnologues qui ont su aussi l’enrichir de multiples enquêtes de terrain. En se défendant de tout préjugé «européocentrique», on donnera donc au mot acculturation la définition stricte d’étude de l’ensemble des modifications que subissent l’individu et la société à laquelle il appartient, à l’intérieur d’un contexte colonial; l’acculturation cherche à décrire le processus historique ainsi déclenché et à dégager, si possible, des lois.

L’application au monde colonial grec doit tenir compte de deux conditions:

– Il faut d’abord souligner la différence fondamentale qui oppose les deux situations coloniales, l’antique et la moderne. Les circonstances historiques, les données économiques, les motivations varient du tout au tout. Les colonies grecques constituent un essaimage de cités sur les pourtours de la Méditerranée. Une fois fondée, la cité coloniale est indépendante de sa métropole sur le plan politique et économique. Elle fonctionne pour elle-même et exploite les ressources de son territoire pour satisfaire la consommation de ses citoyens, selon un idéal autarcique qui met l’accent sur la valeur d’usage et non sur celle d’échange. Le «modèle» de colonisation qui s’instaure avec la période moderne en diffère radicalement puisque la colonie ne saurait se concevoir indépendamment de la métropole. Sa raison d’être est de satisfaire les besoins économiques de celle-ci; elle n’en constitue en somme qu’une annexe, qu’une réserve de richesses. La recherche du plus grand profit guide son exploitation. On rattachera à ces orientations politiques et économiques divergentes, une opposition radicale des comportements religieux, entre une politique de conversion systématique par les missionnaires chrétiens et une pratique religieuse polythéiste, expression de la cité, qui s’adapte avec souplesse aux croyances locales, souvent à des fins politiques. Un troisième élément remarquable est l’appréciation de l’écart culturel qui sépare les deux groupes en présence. Jusqu’ici, en effet, le concept d’acculturation s’est appliqué à des cultures dont le niveau de développement (selon les normes «occidentales») était très inégal. Un intérêt majeur de l’étude des contacts entre les Grecs et les populations d’Italie méridionale est que, précisément, l’écart culturel est loin de présenter un pareil décalage.

– En second lieu, il est indispensable de séparer clairement à l’intérieur de la société observée, les différents niveaux où se manifestent les phénomènes d’acculturation, en essayant de dégager les rapports et les imbrications des transformations socio-économiques avec les données d’ordre culturel et idéologique. Il s’agit d’éviter, en effet, l’écueil qui consisterait à voir l’acculturation comme un simple échange de traits culturels se produisant dans un ordre arbitraire d’une société à une autre, en une sorte de vaste échantillonnage oublieux de l’histoire des sociétés en question.

L’emprunt de la notion d’acculturation à l’anthropologie entraîne une deuxième interrogation d’ordre général, celle de la légitimité du comparatisme, en l’occurrence entre les données de l’archéologie classique et celles de l’ethnologie. Sans entrer dans une discussion aux aspects multiples et complexes, on soulignera qu’une telle démarche ne peut se justifier que si l’on constitue ou essaie de constituer les objets d’étude en système. Il ne s’agirait pas, en effet, d’assaisonner tel élément disparate ou tel phénomène curieux du monde antique avec un saupoudrage d’exemples empruntés aux coutumes «primitives», eux-mêmes soigneusement triés afin de correspondre aux besoins de la démonstration; procédure trop souvent suivie par J. G. Frazer, initiateur de ces travaux (Le Rameau d’or , 1890-1915). Il est clair que dans le domaine mythologique, dans l’étude de certaines pratiques sociales – telles les initiations –, le comparatisme a largement porté ses fruits, à condition que l’on compare ce qui est comparable, c’est-à-dire la fonction de tel ou tel élément, à tel ou tel niveau des systèmes comparés et que l’on tienne toujours compte des conditions historiques dans l’analyse des sociétés antiques qui ont elles-mêmes élaboré et intériorisé – notons-le – une notion de leur propre histoire.

2. Applications de la notion d’acculturation à la situation du monde colonial grec d’Occident

On dégagera les principaux domaines pour lesquels l’application de la notion d’acculturation aux données archéologiques récentes permet d’enrichir l’approche traditionnelle, en insistant sur l’état encore très fragmentaire d’une telle étude. Il s’agit, en effet, non pas de présenter les résultats d’une recherche systématique qui reste encore à poursuivre et qui devrait voir son champ d’application élargi, mais de proposer un cadre permettant l’élaboration d’une méthode d’interprétation de phénomènes complexes et sur bien des points encore obscurs.

Les conditions et les modalités de contact

Parfois préparés par des expériences antérieures qui agissent comme «ferments» – ainsi en est-il de la fréquentation des côtes italiennes par les navigateurs mycéniens dans la seconde moitié du IIe millénaire ou des échanges entre certains marins et commerçants grecs et les habitants d’Italie méridionale, au cours du IXe siècle –, les contacts entre les nouveaux venus et les populations locales revêtent des formes bien différentes, depuis la destruction brutale, documentée par les textes, par exemple pour Syracuse (Thucydide, La Guerre du Péloponnèse , VI, III, 2) ou Tarente (Strabon, Géographie , VI, III, 2) et confirmée bien souvent par la recherche archéologique, jusqu’à des formes d’accord – ainsi le roi Hyblon conduisant les Grecs sur le site de la future Mégara Hyblaea (Thucydide, VI, IV, 1) –, qui se concrétisent et se «ritualisent» parfois par un mariage. Citons l’exemple de Marseille, où le roi Nann donne sa fille Gyptis au Phocéen Protis (Justin, Histoire universelle , XLIII, III, 6-13). Les recherches ethnologiques permettent d’insérer ces notices sur le mariage du nouvel arrivant avec la fille du roi indigène dans un cadre explicatif global, celui de l’économie du don, étudiée et mise en lumière par M. Mauss (Essai sur le don, forme archaïque de l’échange , 1932). Dans un tel cadre, pour reprendre les paroles de J.-P. Vernant (Mythe et société en Grèce ancienne , 1974, p. 76), «l’épouse joue un rôle de bien précieux. Se procurer une femme de haute lignée, c’est l’avoir chez soi comme gage d’accord avec de puissants alliés, acquérir du prestige, qualifier ses enfants et toute sa descendance». On voit même s’instaurer un rapport privilégié entre l’étranger, venu du dehors, et la fille de haute lignée, ainsi, dans l’Odyssée, entre Ulysse et Nausicaa, car l’étranger «étant hors société peut devenir votre fils en même temps que votre gendre» (Vernant, op. cit. ). C’est donc, paradoxalement, retrouver l’endogamie et limiter au minimum les risques du don. Notons qu’à partir d’une démarche toute différente – l’analyse sémantique des notions de don, de mariage, d’étranger, etc., dans les langues indo-européennes –, E. Benveniste (1969) arrivait à des conclusions qui renforcent ces analyses. Ces différentes modalités du contact se modifient au cours du temps, avec le développement des conflits à l’intérieur des cités ou entre les cités; elles sont également révélatrices du degré d’organisation politique et des capacités de résistance des populations locales. Des études ponctuelles devraient permettre de les situer entre les deux extrêmes que représentent, d’une part, la grande perméabilité de certains groupes indigènes de Calabre et, d’autre part, la forte organisation sociale des villes étrusques, capables comme à Gravisca, le port de Tarquinia, de maintenir les groupes de Grecs, à l’abri des sanctuaires d’Aphrodite, Héra et Déméter, aux marges de leur cité, en demandeurs, comme l’avait fait le pharaon d’Égypte, à Naucratis.

Les agents acculturateurs

L’étude des agents acculturateurs externes et internes (ceux qui surgissent au sein même des sociétés locales) pose, au départ, le délicat problème des forces en présence. Pour renouveler ou préciser les chiffres proposés par les historiens du XIXe siècle pour les cités grecques, il est nécessaire de confronter les sources écrites, lorsqu’elles existent, avec les données archéologiques, comme l’a fait D. Asheri (1973) pour Himère. Lorsqu’on dispose uniquement de données archéologiques, un premier type de calcul peut se faire à partir des nécropoles, mais c’est surtout le développement des études topographiques (prospection au sol et par la photographie aérienne), qui peut permettre d’établir progressivement une carte d’occupation du sol, de son évolution. Sur des cas précis, il est alors possible de proposer un chiffre maximal d’occupation du sol, en jouant sur le rapport que l’on peut établir entre «masse alimentaire, nombre des individus constituant le groupe et surface du territoire fréquenté à un certain stade de l’évolution techno-économique» (A. Leroi-Gourhan, Le Geste et la parole , 1964, pp. 213-214). Pour les agents acculturateurs externes , on peut dégager les éléments suivants: d’abord, l’importance d’une expérience acculturatrice antérieure . Il semble, par exemple, que les colons d’origine ionienne qui avaient déjà connu des phénomènes d’acculturation en Asie Mineure aient entretenu, en général, de meilleurs rapports avec les populations d’Italie méridionale. Ensuite, il est clair que certaines catégories sociales jouent un rôle particulièrement important. Les marchands , par exemple, même si leur activité est d’un niveau plus modeste que celle de Sostratos d’Égine, dont la fortune colossale est mentionnée par Hérodote (L’Enquête , IV, 152) et qu’il faut sans doute identifier avec le personnage homonyme qui dédie à l’Apollon d’Égine une ancre dans le sanctuaire des Grecs de Gravisca. Sans oublier que la nature même des données archéologiques (structures d’habitat, produits d’artisanat) pourrait entraîner une valorisation, peut-être excessive, de cette catégorie, on doit admettre cependant l’importance des artisans , symbolisée par la légende exemplaire des trois artisans, Eucheir, Diopos et Eugrammos, qui auraient accompagné le Corinthien Démarate dans son exil en Étrurie (Pline l’Ancien, Histoire naturelle , XXXV, 152). La détermination du rôle et de la place de l’artisan dans les sociétés considérées est un préalable indispensable pour la compréhension des œuvres élaborées en Grande-Grèce et en Sicile, dans les cités coloniales et au sein des populations locales. Il est également nécessaire de tenir compte du domaine où s’exerçait leur activité: on distinguera, par exemple, les céramistes qui s’installaient dans un pays où existaient déjà des traditions locales et les architectes qui ont pu apporter un ensemble de connaissances théoriques et techniques beaucoup plus délicates à transmettre immédiatement (R. Martin, Atti Convegno Taranto, 1968 , p. 120). Le problème des agents acculturateurs internes peut être illustré par deux points particulièrement saillants: celui des femmes , lié à la question des mariages mixtes puisque d’ordinaire les femmes ne faisaient pas partie des expéditions coloniales (Hérodote, I, 146; IV, 186) et celui des élites locales . Les textes d’Hérodote que l’on vient de citer montrent que les femmes conservent certaines traditions indigènes au sein des mariages mixtes, les tabous alimentaires par exemple. La fouille des nécropoles révèle parfois des éléments qui sont peut-être le signe de la présence de femmes indigènes, ainsi à Ischia. Au reste, il est très difficile d’exploiter les données des sources grecques sur les mariages mixtes, les descriptions «ethnologiques» antiques étant souvent guidées par un principe d’inversion de la culture grecque considérée comme modèle. On y trouve plus de données sur la mentalité grecque que sur la situation historique réelle. Ainsi à Locres Épizéphyrienne où, d’après la tradition, les colons étaient des esclaves, des déserteurs partis avec les femmes de haute souche, les habitants portaient le nom de leur mère, mais, en raison de leurs origines serviles, les Locriens avaient emprunté les coutumes indigènes. Bien qu’il soit très délicat d’apprécier historiquement ces sources, il est indéniable que la situation de Locres, ressentie dans l’Antiquité comme une anomalie, présente sur le plan archéologique, notamment dans le domaine funéraire, des caractéristiques tout à fait particulières. La lecture des rituels funéraires permet en tout cas de définir avec beaucoup plus de netteté le rôle des élites locales dans les processus d’acculturation. Grâce à l’analyse du matériel déposé dans la tombe, on constate comment certains éléments de la culture grecque sont adoptés par les groupes aristocratiques locaux qui voient dans certains objets (vases de métal, céramiques peintes, armes) ou produits précieux (huiles parfumées, vins) des moyens d’accroître leur prestige; ainsi par exemple, au VIIe siècle, en Étrurie, en Campanie et dans le Latium; entre le VIe et le début du Ve siècle en Lucanie et dans le monde iapyge, phénomènes qui se vérifient chez d’autres peuples, entre autres, avec un éclat particulier, chez les Scythes.

Les transformations économiques et sociales

Les transformations économiques et sociales constituent un point crucial des phénomènes d’acculturation, à la fois conditions et signes des changements qui se sont instaurés. La recherche récente a apporté beaucoup de données sur les transformations du paysage liées à l’implantation de la cité grecque, dans son découpage intérieur, le lotissement de la chora (le territoire de la cité) dont les traces sont parfois détectées par la photographie aérienne (par exemple, Métaponte) et la position des sanctuaires, aux confins du territoire, jouant un rôle de médiation politique. On évoquera tout naturellement l’introduction de cultures nouvelles, nées de besoins nouveaux (cf. supra ), celles de la vigne et de l’olivier, et les changements dans le mode d’exploitation des sols. On constate également, sur divers sites indigènes, les transformations de l’habitat, surtout à partir du VIe siècle, avec l’adoption de maisons au plan plus ou moins régulier, avec couvertures de tuiles, inspirées par les constructions grecques. Il semble que le développement de l’urbanisation, indissociable de la colonisation grecque, ait entraîné sur le plan des représentations, une série d’oppositions où le couple grec/indigène prend souvent l’aspect d’une antithèse citadin/paysan et la culture des populations italiques se charge d’une composante agricole et paysanne qui ressort avec force au IVe siècle. Cependant on doit insister sur l’impossibilité, dans l’état actuel de la recherche, de pousser plus loin les analyses générales. Toute synthèse semble aujourd’hui encore prématurée et seule une analyse locale et régionale, soucieuse des variations chronologiques, permet, non seulement d’appréhender les transformations, mais aussi de saisir l’extrême variété des situations. On citera deux exemples de ces recherches, celui d’Amendolara, dans l’arrière-pays de Sybaris, et celui de Poseidonia-Paestum et de son territoire.

Le changement linguistique

Le problème linguistique est fondamental puisque, d’après la définition célèbre d’Hérodote (VIII, 144), ce qui distingue au premier chef les Grecs des Barbares, c’est la langue et, dans le domaine qui est le nôtre, on ne manquera pas de rappeler les inquiétudes de Platon (Lettres VIII, 353 e) pour la sauvegarde de la langue grecque en Italie méridionale. Ce trait s’inscrit d’ailleurs tout naturellement dans l’expérience immédiate du contact entre deux populations (cf. les récits des Incas sur l’arrivée des Espagnols dans Wachtel, 1971). Pour l’Antiquité, l’étude des changements linguistiques est limitée d’emblée parce que nous ne saisissons que la langue écrite, et que l’oralité, essentielle pourtant, nous échappe. En outre, dans le domaine qui nous intéresse, les textes épigraphiques sont peu nombreux, souvent limités à des épitaphes ou à des dédicaces et les langues – le messapien par exemple – sont encore en voie de déchiffrement. Un point est cependant acquis: l’adoption de l’écriture par les populations indigènes, sous l’influence des colons grecs, à partir du VIe siècle. Mais c’est seulement pour une phase ultérieure, celle de la latinisation des parlers italiques et de la disparition progressive de l’étrusque que l’on a pu appliquer les principes énoncés par le linguiste U. Weinreich (1964). Les fouilles récentes ont cependant révélé des documents exceptionnels tant pour la connaissance des parlers osques, avec les découvertes de Rossano di Vaglio que pour celle des parlers grecs et de leurs altérations en milieu colonial, ainsi dans les archives du temple de Zeus à Locres.

3. Conséquences historiques et signes de réponse à l’acculturation

L’accent a été mis jusqu’ici sur l’impact des colonies grecques au risque de présenter les populations non helléniques comme un milieu passif et perméable, privé de toute identité culturelle. Or, on constate, sur la longue durée, une série de réactions qui montrent, au contraire, une volonté de certains groupes de s’approprier les apports grecs, de les réélaborer pour les réadapter à des fins propres. Dans le domaine romain, on pourra comparer avec l’exemple de l’Afrique.

Des mouvements de contre-acculturation à l’affirmation des populations italiques au IVe siècle

Les mouvements de contre-acculturation n’apparaissent pas au début de la colonisation, mais au moment où le processus d’acculturation a atteint un degré tel que les peuples qui le subissent, craignant la perte de leur identité, cherchent sous des formes variées à réaffirmer leurs traditions. La révolte se cristallise autour d’un chef «charismatique», souvent formé par les colonisateurs eux-mêmes et qui saura retourner contre eux leurs propres armes. Une des formes de «retour aux sources», particulièrement nette dans les révoltes du XIXe et du XXe siècle, est constituée par l’intensification, voire la résurrection des croyances religieuses traditionnelles. En Sicile, la révolte de Duketios, au milieu du Ve siècle avant J.-C. (Diodore de Sicile, XI, 76 sq.) paraît s’inscrire dans de tels schémas. D’une part, Duketios se comporte exactement comme l’aurait fait un tyran syracusain (construction de forteresses; fondation de cités). D’autre part, il donne un nouveau lustre au sanctuaire des Paliques, situé au cœur de l’île, dans une zone de marais et de volcans, culte propre aux indigènes même si nous ne pouvons le saisir que sous sa forme hellénisée. Mais au IVe siècle, on assiste à des bouleversements beaucoup plus radicaux – au point que des chercheurs comme D. Asheri (1975) ont proposé le terme de décolonisation – qui marquent l’aboutissement des processus de transformation opérés dans les sociétés indigènes et qui sont dus à l’acculturation et à d’autres facteurs comme la démographie. C’est en effet un renversement total du rapport de forces qui s’instaure; les populations italiques se trouvent en position dominante vis-à-vis des cités grecques, soit qu’elles y prennent le pouvoir, par exemple à Poseidonia-Paestum, soit qu’elles deviennent les partenaires indispensables et déterminants de la politique des cités entre elles (par exemple l’alliance de Denys l’Ancien avec les Lucaniens contre la confédération italique), mouvements que seule la romanisation viendra interrompre.

Signes de l’appropriation et de la transformation active des apports grecs dans les domaines religieux et artistique

On a vu que dans les phénomènes de contre-acculturation, les facteurs religieux jouaient un rôle déterminant et révélateur. On a pu montrer, de même, que les textes apocalyptiques de la littérature juive, à l’époque hellénistique et romaine, sont «une riposte, extraordinairement élaborée et diverse, en somme, ce qu’on a appelé à propos de l’Amérique indienne colonisée la vision des vaincus».

Dans le cadre de la colonisation grecque, le mythe et le culte d’Héraclès révèlent certains traits de ce qu’il conviendrait d’appeler la vision des vainqueurs. D. Asheri (1975) a montré, du point de vue mythique, comment les vicissitudes politiques de la colonie laconienne d’Héracléa, en Thessalie, contrainte d’assimiler, au début du IVe siècle, l’élément indigène au sein d’une cité mixte, peuvent expliquer la double version du récit sur Héraclès et les Kylicranes, tantôt présentés comme des brigands combattus par le héros, tantôt comme les nobles alliés de ses exploits. Or Héraclès, le «tueur très juste» de monstres, selon l’expression de B. Gentili (Il Mito Greco , 1973), était le symbole de l’action civilisatrice des Grecs, le héros de la colonisation.

Le processus d’acculturation illustré par le mythe des Kylicranes, où la cité mixte continue à honorer Héraclès, mais en changeant la disposition du récit, pourrait trouver un pendant en Italie. En étudiant les statuettes votives italiques publiées par G. Colonna (Bronzi votivi umbro-sabellici , 1970), J. Heurgon (1971) a montré qu’entre le Nord (Ombrie) et le Sud (à partir de Naples et Chieti) le rapport entre le nombre de figurines de Mars et d’Hercule s’inversait (au nord, 178 Mars/6 Hercules; au sud, 237 Hercules/15 Mars), ce qui semblerait indiquer que Mars, dieu par excellence des Italiques, était supplanté par l’ancien héros de la colonisation dans les zones soumises plus directement à l’acculturation. Dans le domaine artistique, l’exemple des peintures funéraires paestanes illustre particulièrement bien les «bricolages» qui, à partir des schémas grecs, servent à constituer des images significatives pour la société mixte qui résulte de la prise du pouvoir par les Lucaniens, à la fin du Ve siècle. Ces transformations conscientes des schémas grecs s’accompagnent d’une absorption des techniques d’expression, et c’est dans ce cadre que l’on peut comprendre la formation de tendances hellénistiques propres à l’art italique qui se poursuivront, sous forme de culture subalterne, à l’époque romaine, dans ce que R. Bianchi Bandinelli a proposé d’appeler l’«art plébéien».

Encyclopédie Universelle. 2012.

Игры ⚽ Нужно сделать НИР?

Regardez d'autres dictionnaires:

  • Duo de peuls — Peuls  Pour la langue, voir Peul.  Peuls …   Wikipédia en Français

  • Foulbé — Peuls  Pour la langue, voir Peul.  Peuls …   Wikipédia en Français

  • Fula — Peuls  Pour la langue, voir Peul.  Peuls …   Wikipédia en Français

  • Fulani — Peuls  Pour la langue, voir Peul.  Peuls …   Wikipédia en Français

  • Peuhls — Peuls  Pour la langue, voir Peul.  Peuls …   Wikipédia en Français

  • Peulhs — Peuls  Pour la langue, voir Peul.  Peuls …   Wikipédia en Français

  • Peuls (peuple) — Peuls  Pour la langue, voir Peul.  Peuls …   Wikipédia en Français

  • Poulaars — Peuls  Pour la langue, voir Peul.  Peuls …   Wikipédia en Français

Share the article and excerpts

Direct link
Do a right-click on the link above
and select “Copy Link”